Shakti est le principe de l'énergie ou encore du pouvoir de manifestation de la conscience. Dans le système énergétique de la Kundalini, Shakti est tout d'abord représentée par le tattva Prakriti :
Prakriti est la Nature de l'univers et des individus, c'est-à-dire de tout ce qui apparaît. Elle possède les trois qualités fondamentales que sont les trois gunas (soit Sattva la force centripète, Tamas la force centrifuge et Rajas la force orbitante). C'est elle qui engendre le monde sensible : c'est en elle que tous les autres tattvas se déploient et c'est en elle qu'ils se résorbent. Ainsi, selon le système énergétique de la kundalini, elle représente, plus que toute autre, l'ensemble de la manifestation.
Cette énergie est la force d'actualisation de la conscience, elle déploie le monde sensible, par une méthode de spécialisation de plus en plus concrète. Prakriti est la faculté de développement à partir d'une singularité primordiale appelée Bindu, point de départ de la manifestation ou encore Big Bang originel. De cette origine, tout est encore contenu au sein de Prakriti au stade de germe, de manière purement virtuelle, c'est l'objet racine, au-dessus duquel rien n'est réellement exprimé.
De Prakriti émanent les principes d'essence Sattvique, d'essence Rajasique, et d'essence Tamasique. Chacun de ces principes concrétisent, spécifient un peu plus les tendances latentes contenues dans Prakriti. À leurs tours, chacun de ces gunas, en se mêlant dans différentes proportions, détermine et conditionne d'autres principes qui spécifieront et développeront encore plus précisément les tendances toutes contenues au sein de Prakriti.
Prakriti est ainsi cette puissance de développement, comme une graine contient en potentialité l'arbre tout entier, le développement se fait du virtuel vers le concret, du potentiel vers le réalisé. Chaque principe créateur est ainsi dérivé de Prakriti, et à chaque niveau de développement correspond un stade de spécification fonctionnelle de plus en plus concret et particularisé. Chaque niveau hérite des propriétés et des méthodes du niveau qui le précède, et chaque niveau, à partir de cet héritage, apporte un développement plus complet, plus riche, plus précis, tout en gardant le conditionnement des propriétés et des méthodes héritées. Prakriti est le principe énergétique dont sont issues la pensée, la perception, la matière, la vie, elle est également appelé le principe de la multiplicité. Prakriti contient avec elle-même les 24 principes créateurs, dont l'ensemble peut s'apparenter à un modèle objet, qui instancie tous les individus existants et toutes les formes de finitude de l'univers.
Simplement ce modèle soumet toute la manifestation à une propriété héritée depuis l'origine, celle de l'instabilité et du mouvement. L'univers manifesté par elle n'est pas inerte, tout ce que nous percevons n'est formé, en dernière analyse, que de combinaisons énergétiques instables et purement formelles qui se transforment sans arrêt et cesseront un jour d'exister.
Mais il n'y aurait pas d'explication véritable sur Prakriti, ou pour le tantrisme sur le système énergétique de la Shakti, sans évoquer une bonne foi pour toute son aspect amoral et inquiétant. Effectivement s'il est bel et beau de lisser les aspects engendrés par la Shakti, de modéliser son mécanisme intrinsèque, ou encore de réduire sa puissance à un système abstrait, il faut encore évoquer son aspect fondamentalement impersonnel et inhumain.
Au tréfonds de l'énergie réside une capacité non ordinaire, que l'entendement ne peut admettre, et qui constitue à bien y regarder, toutes les caractéristiques d'une nature monstrueuse. La conscience possède en effet ce pouvoir de monstrusosité foncièrement inquiétant et repoussant. À un moment donné, il n'y a pas d'autre possibilité que de contacter cet aspect monstrueux de la conscience. D'une manière ou d'une autre, il faut réaliser que les formes que peut prendre la conscience sont toutes initiées par ce pouvoir de métamorphose. Il ne faut pas se détourner de cette image cachée, bien au contraire, il faut la regarder en face, car on ne pourrait comprendre alors sa vraie nature. Il n'est qu'à observer ce que l'on découvre sous la peau, dès que le scalpel du chirurgien opère, ce n'est pas forcément très ragoûtant. Observons également le règne du monde animal, celui des insectes par exemple, du comportement absolument sauvage des espèces, ou de la capacité de l'homme à une cruauté sans limite. Certains individus versent dans ce côté obscur d'autant plus volontiers, qu'ils y puisent abondamment puissance et sensations fortes. Il s'agit des pulsions animales de l'homme, ainsi que de la loi naturelle correspondante à la prédation. Dans cette loi, chacun ne peut être qu'un prédateur ou une proie, chacun doit être manipulé ou celui qui manipule, mangeur ou mangé. Ce jeu de prédation et de compétition semble ainsi régner au dessus de tout, chacun faisant valoir à l'encontre d'autrui ses propres capacités à être le meilleur, le premier, le plus fort. A cause de cet enjeu, les réticences s'évanouissent et les barrières tombent, les énergies fulgurent puissamment, enflamment les cœurs. Les appétits s'aiguisent et les individus se mettent résolument en quête d'expériences toujours plus extrêmes.
Mais il s'agit ici comme d'un non-soi, à savoir tous les effets de la transformation lorsque la conscience pénètre dans l'énergie. Il ne s'agit que de représentations formelles et factices, car elles sont en fait relatives à un sujet qui est lui-même l'Absolu. A ce niveau, la conscience n'est mue que par sa seule inconscience : grâce à l'énergie de sa propre prise de conscience, elle actualise ce qui est latent, et vient à révéler ce qui est caché, c'est ainsi que par cette même énergie de conscience, l'être universel se dévore lui même. Sa volonté se nourrit de la vastitude de son être, sa connaissance de son infinie sensation, et son activité des variations toujours nouvelles de son énergie.
Shakti est aussi le pouvoir d'illusion appelée Màyâ :
Mâyà fait apparaître la modalité objective comme étant différente de la modalité subjective, elle donne ainsi à croire que l'objet perçu est différent et distinct de celui qui le perçoit, alors qu'il s'agit d'une seule et même essence. Pour ceux qui se laissent prendre à ses filets, elle ne fait connaître que la dualité, source de toutes les souffrances et de tous les maux.
image LM Hutchings
L'apanage du Tantrisme et de son système philosophique est d'avoir si magnifiquement mis en exergue le rôle primordial de Mâyà, la magicienne. Elle est à la fois celle qui crée le décorum du monde manifesté et celle qui met en scène tous les personnages et tous les rôles. Le Tantrika parvenu à l'illumination ne rejette pas Mâyà, au contraire, il s'en extasie et s'en émerveille tant il reconnaît combien est difficile ce qu'elle accomplit. Son œuvre est immense, sa magie sans égale et infiniment prodigieuse.
Le système du Samkhya, en vérité, n'a pu suivre le fil de l'énergie jusqu'au bout et n'a pu intégrer Mâyà dans son système philosophique. Ayant découvert le pur esprit et sa réelle inaltérabilité par rapport à la manifestation, il s'en est tenu à un système dualiste, mettant ainsi au même niveau le Purusha, le pur Sujet et Prakriti, la Nature qui l'environne. Simplement, ne sachant comment les marier, il les a déclaré tous deux indépendants et autonomes. Mais dans le Tantrisme, Mâyà a été « traversée » et le fil de l'énergie a été parcouru jusqu'au bout, démontrant à l'adepte que si la conscience reste transcendante et inaltérable, elle est de fait douée d'énergie, non pas d'une manière dépendante ou asservie mais au contraire par l'exercice d'une libre volonté. Si la conscience s'est « mariée » à sa divine énergie, c'est de manière libre et consentante, elle est donc devenue immanente au monde manifesté, tout en lui restant transcendantale (uniquement selon le système Trika pur joyau du Tantrisme). La conscience manifeste ainsi une activité débordante de jouissance, en aucun cas une altération ou une quelconque dépendance.
Cet état de distinction entre l'univers d'une part et les individus d'autre part, est dû au fait de la multiplicité et de la diversité engendrée par la manifestation de la conscience. Cette manifestation n'est autre que les modalités inhérentes à la seule conscience qui se conçoit en de multiples formes. La conscience se fait montagnes, vallées, plantes, arbres, elle se fait pluie, vent, soleil, lune, elle se fait animal, …. , ou encore homme.
Shiva se rend hommage à lui-même, par lui-même et en lui-même. De par l'énergie de sa seule prise de conscience, il est présent en chaque individu, en chaque forme et se repose dans le cœur universel qui forme son être véritable. Il peut ainsi jouir de toutes conditions, et reste inhérent à tous les règnes, qu'il s'agisse du minéral, du végétal, de l'animal, ou encore de l'humain. L'espèce humaine semble avoir été privilégiée, de par la sophistication de son système nerveux et le redressement vertical de sa colonne vertébrale, mais il ne s'agit, du point de vue de Shiva-Shakti, que d'un essai parmi d'autres, cet exercice est de fait le même dans toutes les formes de vie et d'existence.
Lorsque Shiva se fait animal par exemple, la conscience expérimente une forme d'hommage rendu à elle-même, forme dans laquelle elle se repaît d'elle-même, totalement et pleinement satisfaite. De fait, il n'y a pas d'un côté la vie organisée et consciente et de l'autre le chaos voué à on ne sait quelle inconscience, pas plus qu'il n'y a des formes animées ou inanimées, pas plus qu'il n'y a des formes conscientes ou inconscientes, bonnes ou mauvaises. Toutes manifestent simplement des essais, à la manière d'un artiste qui s'essaye dans la pratique de son art.
C'est grâce à la volonté divine que parmi toutes les combinaisons moléculaires possibles, l'évolution est toujours intelligemment orientée vers certaines combinaisons plutôt que d'autres. Il n'y a pas d'autres explications à la rapidité relative de l'évolution de certaines espèces, y compris et surtout à celle de l'espèce humaine. Cette rapidité est bien réellement constatée par les scientifiques, compte tenu du calcul des probabilités. Ces calculs prouvent que l'évolution a en quelque sorte fait des choix à coup sûr. Cette intelligence manifeste la volonté du Seigneur qui est l'auteur véritable, c'est bien lui qui dessine, avec le pinceau de Mâyà et la palette de toutes ses énergies sur la toile de sa conscience. Il crée ce à quoi il rêve comme étant le meilleur de lui-même et le plus apte à exprimer ce qu'il ressent en lui-même.
C'est ainsi que la conscience se réalise elle-même, en sa connaissance intérieure, et immédiatement en correspondance, se révèle par des phénomènes extérieurs. La multiplicité provient du champ infiniment vaste de son être propre que son énergie, faite intense vibration, baratte et sonde en de multiples sensations et en de multiples formes. Cette énergie est hautement subjective, ce n'est à ce niveau que science pure, motivation inconditionnée et volonté autonome d'une découverte de Soi toujours renouvelée et bienheureuse.
Mâyà est ainsi le pouvoir d'illusion originelle qui permet à l'être cosmique de se travestir. A mesure qu'il se révèle à lui-même et se laisse guider par son complexe, il s'enroule comme l'araignée autour de sa toile et se pare de mille attributs, organes, pensées, souffles, corps, qui sont autant de masques de carnaval, de déguisements ostentatoires, d'apparats invraisemblables, parures de sa propre réalité.
Shakti est celle qui donne à l'Amour une chance d'exister :
Projeté sur la fresque de Mâyà, Shiva danse. Jouant à se perdre pour mieux se retrouver, son jeu devient alors prodigieux, son désir sans mesure. Fulgurant de toutes ses énergies, ayant l'intention de tous ses penchants qui portent sa jouissance à l'infini, il signe sa présence, (Linga), et de la torsion exercée (Vakra) s'écoule une source de plaisir (Sémen), qui correspond à la consommation (Soma) des états de conscience ou au sacrifice cosmique, soit l'acte qui ne se distingue pas de lui-même.
image festival de danse indienne
Dans ce point de jonction manifesté, Mâyà est le versant extérieur, et le Troisième Œil est le versant intérieur (Virupàksha). Shiva a des yeux monstrueux en raison de son troisième Œil au milieu du front. Cet œil de feu, signe de singularité et de l'incomparabilité primordiale, s'oppose à la vision ordinaire de l'homme égaré dans la dualité :
« Sans Toi, tout l'univers doué d'une vision équilibrée découvre l'objectivité. Par contre, Toi seul, -le Souverain de cet univers– possède une vision impaire. C'est l'Œil spirituel de l'illumination, ouvert par l'Amour et qui figure le Sujet conscient au-delà de la connaissance et du connu, célébré comme l'Œil de feu qui consume la dualité embrasant le cœur d'amour divin, et comme Œil lumineux d'où rayonne amour et félicité, incomparable ambroisie".
L'individu, puisant pourtant sa vie dans l'ambroisie céleste, ne peut obtenir ce goût tant qu'il n'aura pas compris la nature spécifique de cet abîme mystique. En effet, tout ce qui se reflète dans la conscience par l'intermédiaire des sens constitue la danse de Shiva, symbolisée par Nataraja, le danseur cosmique. L'effet et la manifestation de cette danse prennent des rythmes variés, et surtout des niveaux de réalité différente.
Shakti est enfin la liberté de la conscience, ultime réalité de l'énergie :
Dans le monde relatif et formel, seuls les éléments suivants apparaissent tangibles :
Pour l'individu attaché seulement aux effets de la représentation, la réalité peut s'avérer cruelle et affligeante, les rythmes semblent discordants et les séquences de la vie d'inégale valeur. Tantôt l'individu semble maître de ses facultés cognitives et tantôt il en est le jouet, tantôt il jouit des sens et tantôt il en est la victime. Ces maîtresses ne lui laissent aucun répit, il en ressent l'exigence toujours nouvelle et grandissante, il se sent livré à leurs seules fantaisies, il se trouve offert en victime expiatoire, lui laissant à penser qu'il est en proie à un monde absurde, sans merci, où seuls les plus forts à l'instant semblent pouvoir tirer quelques profits.
Cette danse continuelle, cette variation à l'infini, constitue le seul pouvoir de la conscience. Cette puissance se manifeste par une réalité éphémère, car dépourvue de substance véritable. La mort et la résorption à la fin emportent tout sur leur passage. L'individu est fait pour jouer sa partition dans une séquence donnée, infiniment courte et ponctuelle, puis il doit laisser la place à d'autres instruments, à d'autres formes, à d'autres notes. L'énergie est à ce niveau impersonnelle, automatique, elle suit une partition d'ensemble qui nie l'individu, plus sûrement pour l'espèce et mieux encore pour se jouer du temps.
Cette danse, cette musique, est seulement expression car le danseur étant lui-même sans forme, il ne peut prendre alors que toutes sortes de formes passagères, et ce encore de manière empirique, aléatoire, comme par touches successives, se donnant à essayer. Cette danse qui recouvre entièrement la conscience des êtres appartient à l'expérience volatile, à l'épreuve du temps. Les œuvres, les gestes et les formes se font et se défont, apparaissent et s'effacent par le déroulement du temps.
Dans le monde absolu et sans forme, seul les éléments suivants sont véritablement tangibles :
Ce qui importe, c'est bien plus l'impression, l'impact, la trace laissée à un niveau constant, saturé de conscience. Ce niveau appartient à celui qui ressent et qui est l'auteur, lui seul demeure, seul celui là est tangible et c'est lui seul qui rend l'ensemble harmonieux, qui donne un sens véritable, toujours nouveau et bienvenu. Il est le sujet de la représentation. À ce niveau, il gouverne sur les énergies subtiles et sur l'informe, ce sujet s'adonne uniquement à dévorer le temps. Seul ce niveau d'être a une réalité, seule existe cette conscience. Cette essence est innée car elle semble ininterrompue, sa seule mesure est sa seule connaissance. En cette conscience, n'ayant ni début ni fin, mais ayant la profondeur insondable du cœur, les formes que prennent les énergies associées à leurs objets respectifs apparaissent et disparaissent incessamment, cette activité est, à ce niveau absolu, la libre volonté de la conscience.
Svatantrya est la libre énergie du Seigneur, qui assume tous les devenirs, et toutes les existences. Elle est l'infinie variété des penchants pour les formes prises par l'énergie, qui lui est inséparable et qui lui révèle sa propre personne. Cette liberté suscite l'oubli ou la perte de la seule sensation de soi comme étant le tout. Cet oubli est lui-même comblé dans une nouvelle connaissance, celle qui se trouve être dans sa parfaite identité à l'énergie. Possédant cette infinie liberté, et de par l'énergie de sa propre prise de conscience, il jouit de sa personne comme il l'entend, s'inventant pour sensation la forme et le devenir. Il engendre alors la manifestation sous formes de sujets et d'objets comme dépourvus de véritable connaissance. Dans le devenir de cette divine liberté, les êtres pâtissant de cette volonté maintiennent fermement à leur insu la séparation du sujet et de l'objet. De cette épreuve en sa seule intimité, le Maître se mire à satiété, dans le miroir formé par son cœur.